Au-delà des cartes postales et des icônes figées dans l’imaginaire collectif, la Sicile dévoile un visage plus secret mais tout aussi authentique : celui de ses musées municipaux les plus insolites. Ces lieux discrets, fruits de passions locales, de traditions singulières ou de récits oubliés, racontent une autre histoire de l’île, intime, plurielle, souvent bouleversante. Alors que le tourisme sicilien a enregistré plus de 5,5 millions d’arrivées en 2023, avec près de 22 millions de nuitées prévues pour 2024, ces musées « de l’ombre » deviennent des pôles culturels précieux pour ceux qui souhaitent s’éloigner des circuits classiques. Ni ruines grandioses ni chefs-d’œuvre mondialement célèbres, ils sont des récits : des fragments d’identité condensés dans des espaces pleins d’émotion.
Le premier de ces récits prend vie à Salemi, au cœur de la vallée du Belice, dans un ancien collège jésuite abritant deux musées radicalement opposés : l’Écomusée du Blé et du Pain et les Officines de la Légalité, plus connues comme le Musée de la Mafia. Le premier célèbre un art votif ancien : des sculptures de pain, éphémères mais sophistiquées, réalisées en offrande à Saint Joseph. Fruits d’un artisanat populaire enraciné dans la foi et la ruralité, ces pains représentent des objets agricoles, des symboles naturels ou religieux. À quelques pas, un silence grave accueille le visiteur : celui du musée consacré à la mafia. Mais ici, il ne s’agit pas de fascination morbide : c’est un lieu de mémoire et d’analyse, où l’on raconte les origines, les méfaits, mais surtout la résistance à ce phénomène. Consacré à Leonardo Sciascia, écrivain engagé, ce musée propose une réflexion civique profonde. Ensemble, ces deux espaces révèlent une Sicile tiraillée entre création communautaire et destruction sociale, foi populaire et violence institutionnelle. Un choc frontal, mais d’une grande richesse interprétative.
En rejoignant l’intérieur des terres, on arrive à Enna, où les paysages deviennent presque intemporels, et où le musée se fait expérience sensorielle. Ici, le Musée du Mythe prend le parti d’abandonner les objets pour raconter autrement. Pas de vitrines, pas de vestiges, mais une immersion totale dans la légende de Perséphone, enlevée par Hadès près du lac de Pergusa. Grâce à des projections, des sons, et la voix de l’acteur Neri Marcorè, le visiteur traverse les images créées par l’artiste Ligama. Ce musée, entièrement numérique, redonne vie à un récit ancien par les moyens du XXIe siècle. C’est une re-sacralisation poétique du mythe, qui démontre comment le patrimoine immatériel peut toucher profondément lorsqu’il est transmis avec émotion et innovation.
En poursuivant vers la côte orientale, le regard change de direction. À Palazzolo Acreide, joyau baroque classé par l’UNESCO, le Musée des Voyageurs en Sicile propose une introspection sur le regard des autres. Ce musée raconte l’île telle qu’elle a été perçue par les aristocrates européens du Grand Tour (XVIIe-XIXe siècles). Installé dans le Palazzo Vaccaro, il expose des livres anciens, des gravures, des cartes, et des récits de voyage. Ce n’est pas la Sicile en tant que sujet, mais la Sicile en tant qu’objet de contemplation. Le touriste d’aujourd’hui y rencontre les touristes d’hier, dans un jeu de miroirs qui questionne la construction de l’image de l’île à travers les siècles. Cette mise en abîme incite à une lecture critique de l’histoire du tourisme et des fantasmes qu’elle a engendrés.
À Aci Trezza, petit village marin aux pieds des Cyclopes, c’est la littérature et le cinéma qui sacralisent un lieu modeste. La Casa Museo del Nespolo est une humble maison de pêcheurs, mais elle incarne l’univers de Verga dans I Malavoglia et celui de Visconti dans La terra trema, film tourné ici avec des habitants du cru. Deux pièces, des objets de la vie marine, des images du tournage, et un néflier dans la cour suffisent à émouvoir. Ce musée ne se visite pas, il se ressent. Il est la preuve que la puissance d’un récit peut conférer une valeur inestimable à un lieu ordinaire. Maintenu par des bénévoles et la communauté locale, il illustre le lien entre mémoire collective, art et territoire.
Enfin, à Catane, le parcours s’achève dans l’univers obsessionnel d’un collectionneur. Dans le complexe culturel des Ciminiere, le Musée des Instruments Anciens d’Écriture abrite près de 10 000 pièces réunies par Salvo Panebianco. De l’amygdale préhistorique aux plumes modernes, en passant par les tablettes d’argile et les stylos en argent, c’est un voyage à travers l’histoire humaine via ses outils scripturaux. Parmi les pièces les plus insolites, un stylo Montblanc de 1933 conçu pour Hitler. Ce musée est un exemple éloquent de passion privée devenue bien commun, grâce à la coopération entre le collectionneur et les autorités locales. Il incarne une autre idée du musée : un lieu né de la minutie, de l’amour du détail, de la transmission affective.
Chacun de ces musées – à Salemi, Enna, Palazzolo, Aci Trezza, Catane – n’offre pas simplement une visite, mais une rencontre. Ils proposent un récit pluriel de la Sicile, loin de l’uniformité des clichés. Une Sicile complexe, lucide, parfois contradictoire, qui ne craint pas ses marges mais les revendique comme lieu d’expression culturelle profonde.
Pour le voyageur exigeant, l’invitation est limpide : quitter les sentiers battus, chercher les récits dissimulés, explorer ces musées avec curiosité et empathie. Car c’est là, dans les gestes d’une communauté, dans le souffle d’un mythe ou la passion d’un collectionneur, que se cache le vrai cœur de l’île. Une Sicilia Altera, certes, mais peut-être justement pour cela, inoubliable.